Les ententes anticoncurrentielles, ces accords ou pratiques concertées entre entreprises visant à fausser le jeu de la concurrence, se trament souvent dans l’ombre. Par nature, les participants cherchent la discrétion pour échapper à la vigilance des autorités et aux sanctions potentiellement lourdes. Pourtant, l’Autorité de la concurrence dispose de moyens d’investigation et de méthodes d’analyse pour déceler ces agissements illicites. Comprendre comment la preuve d’une entente est rapportée est essentiel pour toute entreprise soucieuse de la conformité de ses pratiques commerciales. Cet article explore les arcanes de la preuve en matière d’ententes, des principes généraux aux indices spécifiques utilisés par les autorités.
Les principes généraux de la preuve en matière d’entente
Le droit français de la concurrence, en matière de preuve des ententes, repose sur un principe fondamental : la liberté de la preuve. Contrairement à certaines matières où des modes de preuve spécifiques sont exigés, l’Autorité de la concurrence peut s’appuyer sur tout type d’élément pour établir l’existence d’une pratique anticoncurrentielle. Cela signifie que des documents écrits, des courriels, des témoignages, des déclarations, ou même un faisceau d’indices concordants peuvent servir à fonder une condamnation.
La charge de la preuve incombe à l’Autorité de la concurrence. C’est à elle de démontrer que les éléments constitutifs d’une entente, tels que définis notamment par l’article L. 420-1 du code de commerce, sont réunis. Elle doit établir l’existence d’un accord ou d’une pratique concertée entre entreprises ayant un objet ou un effet anticoncurrentiel. Pour les entreprises mises en cause, cela implique qu’elles ont le droit de contester les éléments présentés et d’apporter des preuves contraires pour leur défense.
La preuve directe : quand l’entente laisse des traces explicites
Le cas le plus simple, bien que pas le plus fréquent en raison de la nature souvent dissimulée des ententes, est celui où l’Autorité dispose de preuves directes. Ces preuves établissent sans ambiguïté l’existence de la concertation illicite.
Il peut s’agir de documents écrits formels, comme un contrat ou un procès-verbal de réunion détaillant explicitement un accord sur les prix, une répartition de marché ou des quotas de production. Des échanges de courriers électroniques ou des messages instantanés entre concurrents contenant des informations sensibles sur les stratégies commerciales, les prix futurs ou le partage de clients constituent également des preuves directes de premier ordre.
Les aveux des entreprises participantes, obtenus par exemple dans le cadre d’une procédure de clémence (où une entreprise dénonce l’entente pour obtenir une immunité ou une réduction de sanction), sont aussi des éléments de preuve directs particulièrement forts. De même, les témoignages précis et circonstanciés d’anciens salariés ou de dirigeants peuvent éclairer directement la nature et la portée de l’entente.
Ces preuves directes, lorsqu’elles existent et sont jugées fiables, suffisent généralement à établir la matérialité de l’infraction.
La preuve par faisceau d’indices : reconstituer le puzzle de la concertation
Face au caractère souvent secret des ententes, l’Autorité de la concurrence doit fréquemment recourir à une méthode indirecte : la preuve par faisceau d’indices graves, précis et concordants. Cette approche consiste à rassembler un ensemble d’éléments qui, pris isolément, pourraient ne pas suffire, mais dont la combinaison et la cohérence permettent de déduire l’existence de l’entente avec une certitude suffisante.
Cette méthode exige une analyse minutieuse du contexte économique, du fonctionnement du marché et du comportement des entreprises concernées. L’objectif est de démontrer que les agissements observés ne peuvent raisonnablement s’expliquer autrement que par une concertation préalable entre les acteurs. Il ne s’agit pas d’une simple supposition, mais d’une déduction logique fondée sur des faits objectifs et vérifiables. L’Autorité doit écarter les autres explications plausibles du comportement des entreprises. Vous trouverez plus d’informations sur les différentes formes que peuvent prendre ces accords dans notre article sur les types d’ententes interdites.
Indices spécifiques aux pratiques horizontales (entre concurrents)
Les ententes horizontales, conclues entre entreprises concurrentes opérant au même niveau de la chaîne économique, sont considérées comme particulièrement dommageables. Plusieurs types d’indices peuvent révéler leur existence :
- Le parallélisme de comportement : L’observation de stratégies commerciales ou tarifaires similaires et simultanées entre concurrents peut constituer un indice. Attention toutefois, un simple parallélisme de prix sur un marché oligopolistique n’est pas suffisant en soi. Il doit être corroboré par d’autres éléments suggérant une coordination préalable plutôt qu’une simple adaptation rationnelle aux conditions du marché. L’analyse de la différence entre une entente par objet et une entente par effet est ici pertinente.
- Les contacts directs entre concurrents : La preuve de réunions secrètes, d’appels téléphoniques fréquents ou d’échanges de courriels suspects entre dirigeants de sociétés concurrentes, surtout s’ils coïncident avec des alignements de prix ou des stratégies similaires, est un indice fort.
- Les échanges d’informations stratégiques : La communication réciproque entre concurrents d’informations commercialement sensibles qui ne sont pas publiques (projets de tarifs, volumes de vente futurs, intentions de répondre à un appel d’offres, parts de marché détaillées et récentes) réduit l’incertitude du marché et facilite la coordination tacite ou explicite.
- Les mécanismes de compensation ou de surveillance : La mise en place de systèmes visant à vérifier le respect des quotas de vente ou des zones géographiques attribuées, ou prévoyant des compensations financières ou en nature si un membre s’écarte de l’accord, trahit l’existence d’une entente structurée.
- Les déclarations internes : Des documents internes à une entreprise (comptes rendus, notes, emails) faisant référence à un « accord », un « pacte de non-agression » ou une « discipline collective » avec les concurrents peuvent constituer des indices précieux.
Indices spécifiques aux accords verticaux (fournisseurs/distributeurs)
Les ententes verticales concernent des accords entre entreprises situées à des niveaux différents de la chaîne de production ou de distribution (par exemple, un fabricant et ses distributeurs). Bien que pouvant parfois être justifiées, certaines pratiques verticales sont interdites. La preuve repose souvent sur :
- Les clauses contractuelles explicites : Des clauses dans les conditions générales de vente ou les contrats de distribution interdisant formellement l’exportation, fixant un prix de revente minimum ou interdisant la vente en ligne peuvent constituer la preuve directe d’une restriction verticale illicite (jurisprudence Philips). Bien définir ce qu’est une entente en droit français permet de mieux cerner ces aspects contractuels.
- L’acquiescement du distributeur : Depuis la jurisprudence Bayer de la Cour de justice de l’Union européenne, la simple poursuite des relations commerciales ne suffit plus à prouver l’acceptation par un distributeur d’une nouvelle politique unilatérale du fournisseur (par exemple, une restriction des ventes). Il faut démontrer un réel acquiescement, une concordance de volontés.
- Le cas spécifique des prix de revente imposés : En l’absence de clause explicite, la preuve d’une politique de prix imposés peut résulter d’un faisceau d’indices :
- L’évocation des prix par le fournisseur (catalogues de prix conseillés, etc.).
- Le caractère imposé de ces prix (existence d’une « police des prix » : surveillance, pressions, menaces, représailles financières ou contractuelles en cas de non-respect).
- L’application effective et significative de ces prix par les distributeurs, démontrant leur consentement.
Les limites à la recevabilité des preuves : le cas des enregistrements clandestins
Si le principe est la liberté de la preuve, certaines limites existent. La jurisprudence a notamment posé des gardes-fous concernant la loyauté de la preuve.
Un arrêt important de la Cour de cassation, rendu en assemblée plénière le 7 janvier 2011, a jugé que des enregistrements de conversations téléphoniques réalisés par une partie à l’insu de l’auteur des propos tenus constituaient un procédé déloyal rendant la preuve irrecevable devant les juridictions civiles. Bien que la procédure devant l’Autorité de la concurrence soit administrative, cette jurisprudence influence l’appréciation de la recevabilité de certains types de preuves obtenues par des moyens jugés déloyaux par les parties elles-mêmes (hors pouvoirs d’enquête spécifiques de l’Autorité).
La complexité des mécanismes de preuve en matière d’ententes souligne l’importance pour les entreprises d’être vigilantes sur leurs pratiques commerciales et leurs échanges avec leurs partenaires ou concurrents. Comprendre les règles et les risques liés aux ententes est une première étape indispensable.
La démonstration d’une entente repose souvent sur une analyse fine et une combinaison d’éléments divers. Les conséquences d’une condamnation peuvent être significatives, incluant des sanctions pécuniaires importantes et une atteinte à la réputation de l’entreprise.
Pour une analyse personnalisée de vos pratiques ou si vous êtes confronté à une enquête de l’Autorité de la concurrence, notre équipe se tient à votre disposition.
Sources
- Code de commerce : articles L. 420-1 (interdiction des ententes), L. 464-2 (pouvoirs d’enquête et sanctions de l’Autorité de la concurrence).
- Jurisprudence clé de l’Union européenne : Arrêt CJCE, 6 janvier 2004, Bayer AG, C-2/01 P et C-3/01 P ; Arrêt CJCE, 2 avril 1998, Commission c/ Sytraval, C-367/95 P.
- Jurisprudence clé française : Cass. ass. plén., 7 janvier 2011, n° 09-14.667 et 09-14.316 (irrecevabilité des enregistrements clandestins).