Abus de position dominante et accords d’exclusivité : jurisprudence et pratiques

Table des matières

Les accords d’exclusivité, outils de partenariat commercial par excellence, peuvent rapidement devenir une source de contentieux lorsqu’ils sont mis en œuvre par une entreprise en position dominante. Le droit de la concurrence ne les interdit pas par principe, mais les examine avec une attention particulière pour déceler les pratiques qui faussent le jeu concurrentiel. Pour un dirigeant d’entreprise, qu’il soit en position de force ou dépendant d’un fournisseur majeur, comprendre la frontière entre une stratégie commerciale légitime et un abus de position dominante est essentiel. Un contrat apparemment anodin peut dissimuler des clauses aux effets profonds, susceptibles d’engager la responsabilité de l’entreprise. L’analyse de ces situations complexes requiert une connaissance fine des mécanismes juridiques et de la jurisprudence, un domaine où l’accompagnement par un conseil est souvent déterminant pour sécuriser ses relations d’affaires. Pour toute question relative à ces enjeux, vous pouvez vous appuyer sur l’expertise de notre cabinet en droit de la concurrence déloyale.

Rappel des notions d’abus de position dominante et d’accords d’exclusivité

Pour analyser correctement le risque lié aux accords d’exclusivité, il faut maîtriser deux concepts clés du droit de la concurrence. D’une part, la notion de position dominante, qui identifie l’acteur économique concerné. D’autre part, le cadre juridique des accords d’exclusivité, qui sont des restrictions verticales pouvant être appréhendées de différentes manières. Vous pouvez d’ailleurs consulter notre guide complet sur les restrictions verticales en droit de la concurrence pour une vision plus large du sujet.

Définition de la position dominante

La position dominante est une situation de puissance économique détenue par une entreprise qui lui donne le pouvoir de faire obstacle au maintien d’une concurrence effective sur le marché en cause. Cette situation lui permet de se comporter, dans une mesure appréciable, de manière indépendante vis-à-vis de ses concurrents, de ses clients et, finalement, des consommateurs. L’article L. 420-2 du Code de commerce ne définit pas la notion mais en interdit l’exploitation abusive. Pour évaluer cette position, les autorités de concurrence s’appuient sur un faisceau d’indices. La part de marché est souvent le premier indicateur, un seuil supérieur à 40-50 % constituant un indice sérieux. Toutefois, il ne suffit pas. D’autres facteurs sont analysés, comme la structure du marché, l’existence de barrières à l’entrée (technologiques, réglementaires, financières), la puissance financière de l’entreprise ou encore l’avance technologique. Détenir une position dominante n’est pas une faute en soi ; c’est l’abus de cette position qui est sanctionné. Pour une analyse détaillée des comportements prohibés, vous pouvez vous référer à notre article sur les pratiques interdites relevant de l’abus de position dominante.

Cadre général des accords d’exclusivité

Un accord d’exclusivité est une clause ou un contrat par lequel une partie s’engage à ne s’approvisionner qu’auprès d’un fournisseur désigné (exclusivité d’approvisionnement) ou à ne vendre qu’à un distributeur unique sur un territoire donné (exclusivité de distribution). Ces accords ne sont pas illicites par nature. Ils peuvent même présenter des avantages, comme la sécurisation des approvisionnements ou l’optimisation des réseaux de distribution. Leur analyse juridique dépend du contexte. Ils peuvent être examinés sous l’angle des ententes anticoncurrentielles (article L. 420-1 du Code de commerce) s’ils résultent d’un accord entre entreprises distinctes ayant pour objet ou pour effet de restreindre la concurrence. Cependant, lorsqu’ils sont imposés par une entreprise en position dominante, ils sont scrutés à travers le prisme de l’abus de position dominante (article L. 420-2). La distinction est de taille, car l’approche est différente. L’analyse se concentre moins sur l’accord lui-même que sur l’effet d’éviction ou d’exploitation que l’entreprise dominante en retire. Cette dualité d’analyse est bien illustrée par la jurisprudence des accords de distribution exclusive sous l’angle du droit des ententes.

L’abus d’exploitation via les accords d’exclusivité

L’abus d’exploitation est l’une des deux grandes catégories d’abus de position dominante. Il consiste pour l’entreprise dominante à utiliser son pouvoir de marché pour imposer des conditions commerciales ou contractuelles inéquitables à ses partenaires (clients, fournisseurs). Les accords d’exclusivité peuvent être le véhicule de telles pratiques, notamment à travers des systèmes de prix complexes. Pour mieux comprendre ce mécanisme, notre article sur les critères de l’abus d’exploitation fournit un cadre d’analyse complet.

Les rabais de fidélité et remises de couplage

Les rabais de fidélité sont des réductions de prix accordées à un client à la condition qu’il réalise la totalité ou une partie substantielle de ses achats auprès de l’entreprise dominante. Si, sur le papier, la pratique semble relever d’une saine concurrence par les prix, la jurisprudence y voit un puissant outil d’éviction. En effet, de tels systèmes n’ont pas pour but de répercuter une baisse de coût mais de rendre l’entrée de concurrents plus difficile. Un nouveau venu devrait proposer un prix extrêmement bas pour compenser la perte du rabais que subirait le client en diversifiant ses sources d’approvisionnement. Les remises de couplage, où l’achat d’un produit « dominant » est lié à l’achat d’un autre produit, ont un effet similaire en liant le client et en fermant le marché du produit lié aux concurrents.

Les ristournes ou primes de progression

Une autre pratique tarifaire surveillée est celle des ristournes de fin d’année ou des primes de progression. Ces remises sont calculées non pas sur la quantité totale achetée, mais sur l’augmentation du volume d’achat d’une année sur l’autre. Ce mécanisme incite fortement le client à concentrer ses achats futurs chez le fournisseur dominant pour atteindre les paliers de ristourne. Pour un concurrent, il devient alors très ardu de capter ne serait-ce qu’une petite partie des commandes, car cela mettrait en péril la prime de progression globale du client. L’Autorité de la concurrence examine si ces systèmes ont un effet de verrouillage du marché qui dépasse la simple compétition par les mérites.

L’incidence des clauses anglaises

La « clause anglaise », ou clause d’alignement, est une disposition contractuelle qui oblige un acheteur à informer son fournisseur dominant de toute offre plus avantageuse reçue d’un concurrent. Elle donne au fournisseur dominant le droit de s’aligner sur cette offre pour conserver le marché. Bien qu’elle puisse paraître pro-concurrentielle en favorisant la baisse des prix, son effet est souvent pervers. Elle assure une transparence totale du marché au seul profit de l’acteur dominant, qui est immédiatement informé des stratégies de prix de ses rivaux. Cette clause décourage les concurrents de faire des offres, sachant qu’elles seront systématiquement contrées. Elle renforce la position dominante et peut être qualifiée d’abusive car elle fausse la dynamique concurrentielle normale.

L’abus d’exclusion lié aux accords d’approvisionnement exclusif

L’autre facette de l’abus de position dominante est l’abus d’exclusion. Ici, l’objectif de l’entreprise dominante n’est pas tant d’exploiter ses partenaires que d’évincer ses concurrents, actuels ou potentiels, ou de leur rendre l’accès au marché excessivement difficile. Les accords d’approvisionnement exclusif sont un levier privilégié pour ce type de stratégie. Ils s’inscrivent dans un ensemble de comportements anticoncurrentiels, comme détaillé dans notre analyse sur les différentes formes d’abus d’exclusion.

Les pratiques contractuelles constitutives d’abus

Un accord d’approvisionnement exclusif de longue durée, imposé par un acteur dominant à une part significative des distributeurs ou des clients d’un marché, peut constituer un abus. La durée du contrat est un critère essentiel : plus elle est longue, plus l’effet de verrouillage est important. De même, des clauses de quasi-exclusivité, qui obligent un client à réaliser une très grande partie (par exemple, 80 % ou plus) de ses achats auprès du fournisseur dominant, sont analysées comme ayant un effet similaire à une exclusivité totale. Les autorités de concurrence évaluent l’effet cumulatif de ces contrats. Un seul accord peut être anodin, mais un réseau de contrats d’exclusivité peut totalement barricader un marché, privant les concurrents d’accès aux débouchés commerciaux indispensables à leur survie.

La condamnation des exclusivités de fait

L’abus ne nécessite pas toujours une clause d’exclusivité formellement écrite dans un contrat. La jurisprudence reconnaît l’existence d’exclusivités « de fait ». Celles-ci résultent d’un ensemble de pratiques qui, combinées, aboutissent au même résultat : le partenaire commercial n’a, en pratique, pas d’autre choix que de s’approvisionner exclusivement auprès de l’entreprise dominante. Cela peut être le résultat d’un système de remises complexes, de pressions commerciales, de la fourniture d’équipements liés ou de conditions logistiques qui rendent toute alternative économiquement irréaliste. La démonstration d’une telle exclusivité de fait est plus complexe mais les autorités de concurrence savent analyser un faisceau d’indices pour la caractériser et la sanctionner.

La preuve de l’abus et les justifications possibles

Qualifier une pratique d’abusive n’est pas automatique. Le processus implique une charge de la preuve spécifique et laisse à l’entreprise mise en cause la possibilité de se défendre en apportant des justifications objectives à son comportement.

La charge de la preuve pour les autorités de concurrence

C’est à l’autorité poursuivante (l’Autorité de la concurrence en France ou la Commission européenne) ou au plaignant (un concurrent, un client) de prouver l’existence de la position dominante et le caractère abusif de la pratique. La démonstration repose généralement sur une analyse économique approfondie du marché pertinent, des parts de marché, des barrières à l’entrée et des effets concrets de la pratique sur la concurrence. Les enquêteurs s’appuient sur des documents saisis dans l’entreprise (courriels, comptes-rendus de réunion, stratégies commerciales) qui peuvent révéler l’intention d’évincer un concurrent. Prouver l’effet anticoncurrentiel, même potentiel, est au cœur de l’analyse.

Les justifications objectives et les gains d’efficience

Une entreprise en position dominante peut se défendre en démontrant que sa pratique est objectivement justifiée ou qu’elle génère des gains d’efficience qui contrebalancent ses effets négatifs. Une justification objective pourrait être, par exemple, la nécessité de garantir la sécurité ou la qualité d’un service. Les gains d’efficience, quant à eux, doivent être démontrés de manière tangible. L’entreprise doit prouver que la pratique en question (par exemple, un système d’exclusivité) permet des réductions de coûts, une amélioration de la qualité ou de l’innovation. De plus, il faut que ces gains profitent, au moins en partie, aux consommateurs et que la pratique soit indispensable pour les atteindre, sans éliminer toute concurrence.

Sanctions et prévention des risques

Les conséquences d’une condamnation pour abus de position dominante sont lourdes. Adopter une démarche préventive est donc la seule stratégie viable pour une entreprise occupant une position de force sur son marché.

Conséquences juridiques pour l’entreprise dominante

Les sanctions pécuniaires sont la conséquence la plus visible. Elles peuvent atteindre jusqu’à 10 % du chiffre d’affaires mondial du groupe auquel l’entreprise appartient. Au-delà de l’amende, l’autorité de concurrence peut imposer des injonctions, c’est-à-dire l’obligation de cesser la pratique et de modifier les contrats en cause. Par ailleurs, les victimes de l’abus (concurrents évincés, clients ayant payé un surprix) peuvent engager une action en justice pour obtenir des dommages et intérêts en réparation de leur préjudice. Enfin, le préjudice d’image et la dégradation de la réputation commerciale sont des conséquences indirectes mais tout aussi dommageables.

Bonnes pratiques pour une stratégie commerciale conforme

Pour une entreprise en position dominante ou s’en approchant, la vigilance est de mise. Il est recommandé de procéder à un audit régulier de ses pratiques et contrats commerciaux, en particulier les systèmes de rabais, les conditions de référencement et les clauses d’exclusivité. Les équipes commerciales doivent être formées aux règles de base du droit de la concurrence pour éviter les comportements à risque. Avant de mettre en place un accord d’exclusivité ou un nouveau système de tarification, il est prudent de documenter sa logique économique et les bénéfices attendus, non seulement pour l’entreprise, mais aussi pour ses partenaires et les consommateurs. Cette documentation sera précieuse en cas de contrôle.

La frontière entre l’optimisation commerciale et l’abus de position dominante est souvent ténue et son franchissement peut avoir des impacts financiers et réputationnels sévères. Si vous êtes confronté à des pratiques d’un partenaire dominant qui vous semblent inéquitables, ou si vous souhaitez vous assurer que votre propre stratégie commerciale est conforme au droit de la concurrence, il est avisé de ne pas rester seul. Prenez contact avec notre cabinet pour une analyse de votre situation et un conseil adapté.

Sources

  • Article L. 420-2 du Code de commerce
  • Article 102 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE)
  • Lignes directrices de la Commission européenne sur les priorités dans l’application de l’article 82 du traité CE aux pratiques d’éviction abusives par les entreprises dominantes

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