Le droit de prélèvement des créanciers de l’indivision : mécanismes et mise en œuvre

Table des matières

Lorsqu’un patrimoine est détenu en indivision, que ce soit à la suite d’une succession, d’un divorce ou d’une acquisition en commun, la gestion des dettes peut rapidement devenir une source de complexité et de conflit. Pour les créanciers, identifier le bon débiteur et les biens saisissables est un enjeu majeur. L’indivision, bien que n’ayant pas de personnalité morale, possède en effet son propre passif, distinct de celui des indivisaires. Le droit français a donc prévu un mécanisme spécifique et particulièrement efficace pour les créanciers de l’indivision : le droit de prélèvement. Comprendre cette prérogative est essentiel pour sécuriser le recouvrement de sa créance. Cet article s’inscrit dans l’étude du cadre général des droits et obligations des créanciers en indivision, en se concentrant sur les ressorts de ce droit de paiement prioritaire.

La notion de ‘prélèvement’ en indivision : un sens particulier

Dans le langage courant du droit des successions et des régimes matrimoniaux, le terme de prélèvement désigne généralement l’acte par lequel un héritier ou un époux prend une somme d’argent ou un bien dans la masse à partager pour se payer de ce qui lui est dû. Toutefois, lorsque l’article 815-17 du Code civil accorde aux créanciers de l’indivision un droit de « prélèvement sur l’actif avant le partage », il lui donne un sens bien différent et une portée considérable.

Définition et origine (l’arrêt Frécon)

Ce droit de prélèvement trouve ses racines dans une construction jurisprudentielle ancienne, notamment consacrée par l’arrêt Frécon de 1912. Le principe est le suivant : le patrimoine du défunt reste, jusqu’au partage, le gage unique et indivisible de ses créanciers. En d’autres termes, pour les créanciers de la succession (et par extension, de toute indivision), la masse de biens indivis demeure un patrimoine autonome affecté en priorité au règlement de leurs créances. Le « prélèvement » n’est donc pas l’acte de prendre un bien spécifique, mais plutôt la consécration d’un droit de paiement prioritaire. Il s’agit d’une faculté pour les créanciers de l’indivision d’être payés sur les actifs indivis avant que ceux-ci ne soient répartis entre les indivisaires, et surtout, avant les créanciers personnels de ces derniers.

Distinction avec le prélèvement des copartageants

Il est fondamental de ne pas confondre ce droit de prélèvement des créanciers avec le prélèvement au sens classique du terme, qui est une opération de partage. Un copartageant (un héritier, par exemple) qui est également créancier de l’indivision peut, dans le cadre de la liquidation, prélever un bien ou une somme sur la masse pour se rembourser. Cette opération est une modalité du partage. À l’inverse, le droit de prélèvement de l’article 815-17 du Code civil est exercé par un créancier (qui peut être un tiers ou un indivisaire agissant comme tel) et constitue un acte de paiement qui a lieu *avant* toute opération de partage. Le créancier tiers n’étant pas un copartageant, son action ne peut s’analyser comme une modalité de la répartition des biens.

Conditions et modalités d’exercice du droit de prélèvement

L’exercice de ce droit de paiement prioritaire est encadré par des conditions précises, tant sur la qualité des créanciers pouvant en bénéficier que sur la manière de le mettre en œuvre.

Qui peut en bénéficier ? (Créanciers antérieurs, créances de conservation/gestion)

L’article 815-17 du Code civil définit deux grandes catégories de créanciers de l’indivision pouvant se prévaloir du droit de prélèvement :

  • Les créanciers antérieurs à l’indivision : il s’agit de ceux « qui auraient pu agir sur les biens indivis avant qu’il y eût indivision ». L’exemple le plus courant est celui des créanciers d’une personne décédée, dont les dettes existaient avant que son patrimoine ne devienne une indivision successorale. Sont également concernés les créanciers d’une communauté matrimoniale dissoute par un divorce, qui peuvent agir sur les biens de l’indivision post-communautaire.
  • Les créanciers dont la créance résulte de la conservation ou de la gestion des biens indivis : cette catégorie vise les dettes nées durant la période d’indivision, mais qui sont directement liées aux biens eux-mêmes. Il peut s’agir de la facture d’un artisan ayant réalisé des travaux de réparation urgents sur un immeuble indivis, ou encore d’un indivisaire ayant avancé sur ses fonds personnels le paiement des impôts fonciers ou des charges de copropriété pour le compte de l’indivision.

Sur quels biens s’exerce-t-il ? (Liquidités, biens en nature)

Le droit de prélèvement s’exerce en priorité sur les liquidités disponibles dans l’indivision. Si la masse indivise contient des fonds suffisants sur un compte bancaire, les créanciers peuvent demander à être payés directement avec ces sommes. C’est la voie la plus simple et la plus rapide.

Cependant, si l’indivision ne dispose pas des liquidités nécessaires, le droit des créanciers de l’indivision prend une autre dimension. Ils peuvent en effet « poursuivre la saisie et la vente des biens indivis ». Cette prérogative s’étend à tous les actifs, qu’ils soient mobiliers (un portefeuille de titres, un véhicule) ou immobiliers. Le gage du créancier de l’indivision porte sur l’ensemble de l’actif indivis, et non sur la seule part de l’un ou l’autre des propriétaires.

Nécessité d’un accord des indivisaires ou recours aux voies d’exécution

La mise en œuvre concrète du prélèvement dépend de l’existence ou non d’un consensus entre les indivisaires. Si tous les coïndivisaires reconnaissent la dette et s’accordent pour la régler à partir des fonds indivis, le paiement peut se faire de manière volontaire, sans formalisme excessif. Toutefois, en pratique, l’accord d’un tiers détenteur des fonds (une banque, par exemple) exigera souvent la signature de tous.

En cas de désaccord ou d’inertie de l’un des indivisaires, ou en l’absence de liquidités, le créancier n’a d’autre choix que de recourir aux voies d’exécution forcée. Il devra obtenir un titre exécutoire (un jugement de condamnation) pour ensuite faire procéder à la saisie des sommes d’argent ou, dans le cas le plus extrême, pour engager une procédure de saisie immobilière visant à provoquer la vente forcée du bien indivis. La loi ne conditionne pas le droit de prélèvement à un accord, mais la résistance des indivisaires contraint le créancier à emprunter la voie judiciaire pour le concrétiser.

Les conséquences pratiques du prélèvement pour l’indivision

L’exercice du droit de prélèvement par les créanciers de l’indivision a des répercussions directes et significatives sur la masse indivise, sur les droits des indivisaires, mais aussi sur la situation des autres créanciers qui pourraient être en présence.

Paiement des créanciers avant tout partage

La conséquence la plus directe du droit de prélèvement est qu’il assure aux créanciers de l’indivision d’être désintéressés avant toute répartition des biens entre les indivisaires. Le passif propre à l’indivision est apuré en amont. Cela signifie que l’actif net qui sera finalement partagé entre les co-propriétaires sera celui qui subsiste après le paiement de toutes ces dettes. Les indivisaires ne se partagent que le solde, s’il en existe un. Cette priorité est un mécanisme de protection puissant pour ceux dont la créance est née du patrimoine avant l’indivision ou de sa gestion.

Impact sur la masse indivise et les autres créanciers

Le prélèvement diminue logiquement la valeur de l’actif indivis. Cette réalité a un impact majeur sur les créanciers personnels des indivisaires. En effet, ces derniers ne peuvent saisir que les biens qui sont effectivement attribués à leur débiteur après le partage. En réduisant la masse à partager, le prélèvement des créanciers de l’indivision ampute d’autant le gage potentiel des créanciers personnels.

La loi établit une hiérarchie très claire : les créanciers de l’indivision priment les créanciers personnels des indivisaires. Cette primauté est si forte que la jurisprudence considère qu’un créancier de l’indivision, même sans garantie particulière (chirographaire), sera payé avant un créancier personnel d’un indivisaire qui détiendrait une hypothèque sur la part indivise de son débiteur. Lors d’une vente forcée, les mécanismes de distribution judiciaire du prix de vente respecteront cette priorité absolue.

Incidences du prélèvement sur le partage des biens

Le droit de prélèvement, bien qu’étroitement lié à la phase de liquidation de l’indivision, ne doit pas être confondu avec les opérations de partage elles-mêmes. Cette distinction emporte des conséquences juridiques précises.

Le prélèvement n’est pas une opération de partage

La jurisprudence est constante sur ce point : le paiement d’un créancier par prélèvement sur l’actif indivis est un acte de règlement du passif, et non un acte de partage. En conséquence, les règles spécifiques au partage, comme l’effet déclaratif (selon lequel chaque copartageant est réputé avoir toujours été propriétaire du bien qui lui est attribué) ou la possibilité d’une action en rescision pour lésion (si un copartageant a reçu un lot de valeur inférieure de plus d’un quart à ses droits), ne s’appliquent pas à cette opération. Il s’agit d’apurer les dettes de la masse avant de déterminer ce qui est effectivement partageable.

Effet sur les garanties et les droits des indivisaires

Le droit de prélèvement est une prérogative qui s’exerce tant que dure l’indivision. Une fois le partage devenu définitif, ce droit s’éteint pour les biens qui ont été attribués. Les créanciers de l’indivision qui n’ont pas agi à temps perdent leur gage prioritaire sur les biens désormais devenus la propriété exclusive d’un indivisaire. Ils devront alors diviser leurs poursuites entre les anciens indivisaires, devenus de simples débiteurs personnels.

Pour les indivisaires, la conséquence est mathématique : leurs droits dans le partage ne seront calculés que sur l’actif net, c’est-à-dire après déduction de toutes les dettes de l’indivision. Leur part finale (ou émolument) peut donc être considérablement réduite, voire anéantie si le passif absorbe la totalité de l’actif.

Cas de l’indivisaire créancier : peut-il se prévaloir du droit de prélèvement ?

Une situation particulière et fréquente est celle où l’un des indivisaires est lui-même créancier de l’indivision. Cela se produit, par exemple, lorsqu’il a financé sur ses deniers personnels des travaux nécessaires à la conservation d’un bien indivis ou remboursé seul les échéances d’un emprunt collectif.

Conditions spécifiques pour l’indivisaire créancier

L’indivisaire qui détient une créance sur l’indivision (au titre des articles 815-12 ou 815-13 du Code civil) dispose d’une option. Traditionnellement, sa créance est inscrite au compte d’indivision et sera réglée lors des opérations de partage. Cependant, la jurisprudence lui reconnaît la faculté d’agir non pas en qualité de copartageant, mais en tant que créancier ordinaire. Il peut ainsi choisir de ne pas attendre le partage et d’exiger le paiement immédiat de sa créance, se plaçant dans la même situation qu’un créancier tiers.

Modalités de son remboursement sur l’actif indivis

En choisissant d’agir comme un créancier de l’indivision, l’indivisaire bénéficie de toutes les prérogatives attachées à cette qualité. Il peut donc exiger d’être « payé par prélèvement sur l’actif avant le partage ». Concrètement, il peut demander le remboursement de sa créance à partir des liquidités de l’indivision. En cas de refus ou de fonds insuffisants, il est en droit, comme n’importe quel autre créancier, d’engager des poursuites pour provoquer la saisie et la vente d’un bien indivis afin de se faire payer sur le prix. Cette possibilité confère à l’indivisaire diligent un moyen de pression efficace pour obtenir le remboursement des avances qu’il a consenties dans l’intérêt de la masse.

Le droit de prélèvement est une arme juridique essentielle pour les créanciers de l’indivision, mais sa mise en œuvre peut soulever des difficultés pratiques, notamment en cas de désaccord entre les indivisaires. L’assistance d’un avocat est souvent indispensable pour engager les procédures adéquates et s’assurer du recouvrement effectif de la créance. Si vous êtes confronté à une telle situation, l’expertise d’un avocat compétent en voies d’exécution est un atout déterminant pour faire valoir vos droits.

Sources

  • Code civil, notamment ses articles 815 à 815-18

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