Dans le paysage économique actuel, de nombreuses entreprises sont organisées en groupes de sociétés : une société mère contrôle une ou plusieurs filiales, parfois réparties dans différents pays. Si cette structure offre des avantages en période de croissance, elle devient un véritable casse-tête lorsque le groupe, ou l’une de ses composantes, rencontre des difficultés financières majeures avec une dimension européenne. Comment traiter l’insolvabilité d’un ensemble complexe dont les entités sont juridiquement distinctes mais économiquement liées, et dispersées à travers l’UE ? Pendant longtemps, le droit européen est resté silencieux sur cette question. Le nouveau Règlement européen sur les procédures d’insolvabilité (n° 2015/848) a enfin introduit des règles spécifiques pour les groupes, visant à faciliter une gestion coordonnée. Cet article vous explique ces nouveautés importantes.
Pourquoi un traitement spécifique pour les groupes ?
Auparavant, le droit européen traitait chaque société du groupe comme une entité isolée. Si une procédure d’insolvabilité était ouverte contre la mère en France et une autre contre sa filiale en Allemagne, ces procédures étaient largement indépendantes, même si les entreprises étaient liées. Cette approche « société par société » entraînait souvent :
- Un manque de vision globale de la situation économique réelle du groupe.
- Des difficultés pour vendre le groupe ou ses activités de manière cohérente.
- Des conflits entre les différentes procédures et leurs administrateurs/liquidateurs.
- Des coûts et des délais accrus.
- Des résultats parfois sous-optimaux pour l’ensemble des créanciers.
Le nouveau Règlement européen (dans son Chapitre V) reconnaît cette réalité et vise à dépasser l’approche purement individuelle. L’objectif n’est pas de fusionner les procédures ou les patrimoines (chaque société reste une entité distincte), mais de faciliter la coordination entre les différentes procédures ouvertes contre les membres du groupe. Le but est d’améliorer l’efficacité de la gestion de l’insolvabilité, d’augmenter les chances de redressement global et d’optimiser la valeur des actifs liquidés, dans l’intérêt de toutes les parties prenantes.
Pour l’application de ces règles, un « groupe de sociétés » est défini simplement comme une entreprise mère et l’ensemble des entreprises (filiales) qu’elle contrôle, directement ou indirectement (Article 2 du Règlement 2015/848).
La coopération renforcée entre procédures visant les membres du groupe
Le premier pilier du nouveau dispositif est l’instauration d’une obligation générale de coopération entre tous les acteurs impliqués dans les différentes procédures d’insolvabilité ouvertes contre les sociétés d’un même groupe au sein de l’UE (Article 56 du Règlement 2015/848).
Cette coopération doit s’exercer entre :
- Les praticiens de l’insolvabilité (mandataires judiciaires, liquidateurs…) nommés dans chaque procédure.
- Les tribunaux ayant ouvert ces procédures.
- Les praticiens et les tribunaux des différentes procédures.
Concrètement, cette coopération implique :
- La communication d’informations pertinentes entre les différentes procédures (tout en protégeant la confidentialité si nécessaire).
- La coordination des stratégies, par exemple pour l’administration des biens, la recherche de repreneurs, ou la vente concertée d’actifs.
- La possibilité de conclure des accords ou des protocoles pour organiser cette coopération de manière plus formelle.
Pour faciliter cette coordination, le règlement accorde des droits spécifiques aux praticiens de l’insolvabilité. Par exemple, le liquidateur d’une filiale allemande peut :
- Demander à être entendu par le tribunal français s’occupant de la société mère.
- Proposer un plan de restructuration coordonné pour plusieurs entités du groupe.
- Demander la suspension temporaire de la vente des actifs de la société mère en France, s’il estime que cela est nécessaire pour une meilleure coordination (Article 60).
La nouvelle procédure de coordination collective de groupe (Article 61 et s.)
Objectif et nature
Son but est d’offrir un cadre formel pour organiser la coordination des différentes procédures d’insolvabilité ouvertes contre les membres du groupe. Il ne s’agit PAS de fusionner ces procédures, mais de les faire fonctionner ensemble plus efficacement. C’est une procédure volontaire : elle ne peut être mise en place qu’à la demande d’un des praticiens de l’insolvabilité, et les autres praticiens concernés peuvent refuser d’y participer. Son succès repose donc largement sur le consensus et la volonté de coopération des acteurs.
Ouverture de la procédure
- Qui demande ? Un praticien de l’insolvabilité (mandataire, liquidateur…) désigné dans la procédure d’une des sociétés du groupe.
- Auprès de quel tribunal ? N’importe quel tribunal de l’UE ayant ouvert une procédure contre un membre du groupe peut être saisi. Idéalement, les praticiens peuvent s’accorder pour choisir le tribunal le plus approprié (par exemple, celui qui gère la procédure de la société mère).
- Conditions d’ouverture : Le tribunal vérifie si la coordination facilitera une gestion efficace des différentes procédures, si elle ne risque pas de désavantager financièrement certains créanciers, et si la personne proposée comme « coordinateur » est indépendante et qualifiée.
- Information et objections : Le tribunal informe tous les autres praticiens concernés. Ceux-ci ont 30 jours pour s’opposer à la participation de leur procédure ou à la personne proposée comme coordinateur. Si un praticien s’oppose à la participation, sa procédure reste en dehors de la coordination collective.
Le coordinateur de groupe
Si la procédure est ouverte, le tribunal désigne un coordinateur.
- Qui est-ce ? Une personne indépendante, qui ne peut pas être l’un des praticiens déjà nommés dans les procédures individuelles. Elle doit être qualifiée pour exercer comme praticien de l’insolvabilité dans un État membre et ne pas avoir de conflit d’intérêts.
- Quelles sont ses missions ?
- Principales : Élaborer des recommandations pour une conduite coordonnée des différentes procédures ; proposer un « programme de coordination collective » (plan global suggérant des mesures de restructuration, des solutions aux litiges internes au groupe, des accords entre praticiens…).
- Accessoires (facultatives) : Être entendu dans les différentes procédures, aider à résoudre les litiges entre praticiens, demander des informations, demander la suspension temporaire (jusqu’à 6 mois) d’une procédure individuelle si nécessaire pour la coordination.
- Quels sont ses pouvoirs ? Le coordinateur n’a pas de pouvoir de gestion directe sur les sociétés ou les procédures individuelles. C’est un facilitateur, un proposeur, un médiateur. Son rôle est d’impulser et d’organiser la coordination.
- Quelle est la portée de ses recommandations ? Les praticiens de chaque procédure individuelle doivent tenir compte des recommandations du coordinateur et du programme de coordination. Cependant, ils conservent le contrôle de leur propre procédure et peuvent décider de ne pas suivre ces recommandations, à condition de motiver leur décision.
Financement
Les coûts de la mission du coordinateur sont en principe répartis entre les différentes masses d’actifs des sociétés participant à la coordination, selon une estimation approuvée par le tribunal.
Quels avantages pour les entreprises et les créanciers ?
Ces nouvelles règles sur les groupes de sociétés visent à apporter plusieurs bénéfices :
- Pour les entreprises du groupe : Une approche coordonnée peut augmenter les chances de survie du groupe ou de ses parties viables, grâce à une restructuration plus globale et cohérente. Elle peut aussi réduire les coûts et les délais liés à la multiplicité des procédures.
- Pour les créanciers : La coordination peut permettre une meilleure valorisation des actifs du groupe dans son ensemble et une répartition potentiellement plus importante et plus équitable des fonds récupérés (même si les patrimoines de chaque société restent séparés). Ils bénéficient aussi d’une vision plus claire de la situation globale.
Cependant, le succès de ces outils dépendra fortement de la volonté réelle de coopérer des différents praticiens et tribunaux impliqués. La mise en œuvre pratique de la procédure de coordination collective, notamment, pourrait se révéler complexe.
L’insolvabilité d’un groupe de sociétés est l’une des situations les plus ardues du droit des entreprises en difficulté. Les nouvelles règles européennes offrent désormais des outils spécifiques pour tenter de mieux gérer cette complexité, en favorisant la coopération et la coordination. Comprendre ces mécanismes est essentiel si votre entreprise fait partie d’un groupe ayant des activités européennes, ou si vous êtes créancier d’une telle structure. Si votre groupe ou une de ses filiales rencontre des difficultés, une stratégie coordonnée doit être envisagée dès que possible. Notre cabinet possède l’expertise nécessaire pour vous accompagner dans ces démarches complexes. Contactez-nous pour discuter de votre situation.
Sources
- Règlement (UE) 2015/848 du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 2015 relatif aux procédures d’insolvabilité (notamment Chapitre V, articles 56 à 77).
- Code de commerce, articles L. 694-1 à L. 695-4 et R. 694-1 à R. 695-4 (dispositions françaises adaptant le droit national à ces règles européennes sur les groupes et la coopération).